Tous à zanzibar, John Brunner
Genres : SF, New wave et Thriller pour l'histoire principale.
Il va être difficile de faire une chronique pour ce livre-univers. En effet, en refermant ce bouquin j'ai en tête une mosaïque d'images, de bribes de situations et de réflexions.
Mais commençons par le commencement : de quoi ça parles ? Nous sommes au XXIème siècle. La surpopulation devient étouffante à l'extrême, et contraint les gouvernements à des lois eugéniques drastiques. Tandis que les Amocheurs s'en prennent à la foule, surgissant de nulle part, et laissant des estropiés et cadavres derrières eux, les gens s'enfoncent dans les illusions fournies par les drogues. C'est dans cette situation explosive que quelques portraits apparaissent : Chad Mulligan, ancien sociologue qui a décidé de laisser tomber ; Donal Hogan, étudiant... et espion ; son colocataire Norman House, fonctionnaire important d'une grosse société, la GT ; Shalmeneser, l'ordinateur-oracle... et de-ci de-là des parents cherchant à avoir des enfants à tout prix, une reine de la beauté moderne (la beautique), un diplomate essayant de remettre à flot un pays africain, un révolutionnaire en Asie etc etc.
Un roman-collage
Rien que par cette présentation, vous pouvez voir que c'est un roman hétéroclite et multiforme. Tous à zanzibar est un roman expérimental, à la fois dans la forme et le fond : c'est une mosaïques de mots, de situations et de personnages, plusieurs chapitres étant un découpage de flux d'informations qui nous plonge dans un univers visuel et auditif de kaléidoscope fou. On s'y croirait.
Bien sûr, cela rend son approche difficile. Mais pas tant que cela. Le tout est classé en plusieurs catégories : "contexte" (extraits de livres, souvent de Chad Mulligan), "le monde en marche" (sorte de collages de journaux), "jalons et portraits" (des focus sur les personnages), "continuité" (l'histoire). Cela donne deux sens de lectures au livre : soit on le suit par ordre chronologique, chapitre par chapitre, soit on lit par thèmes. Mais je trouve très intéressante cette démarche de passer successivement par un contexte, puis un collage, puis l'histoire, puis à nouveau un contexte... Chaque morceau du tout se renvoie la balle, et l'ensemble forme un tout cohérent ! J'ai vraiment appréciée cette lecture transversale qui apporte beaucoup à l'ensemble.
De manière formelle, certains passages alternent phrases en majuscules, minuscules et italiques, le tout à la suite, comme une bande continue d'informations. Notamment sous formes de "spots publicitaires" assez marrant :
Nous faisons immédiatement ce qui est difficile. pour ce qui est impossible nous mettons un peu plus de temps (p36)
Enfin des scènes sont découpées par parties de manière très visuelle, par exemple : OBJECTIF : blablabla... PREMIER PLAN : blablabla... DECOR : blablabla... DETAIL : blablabla...
Un roman phare de la new wave*
Tous a Zanzibar a été écrit dans une période bien particulière : les années 60, où les foules manifestent contre la guerre du Vietnam et réclament la paix, rejettent la société de consommation et créent une contre-culture contestataire. C'est la naissance du mouvement hippie, l'essor de Greenwich Village à New York et du Nouveau Roman en France. L'impact sur les arts est considérable et la SFF n'y échappe pas. En 1967, Michael Moorcock prend la tête de la revue anglaise New Words. Cela devient vite le laboratoire de la new wave of science fiction. Quelques auteurs phares : Roger Zelazny, Brian Aldriss, James Ballard, Norman Spinrad... et John Brunner. Moorcock (principalement connu pour son héros Elric), les pousses à tester de nouvelles formes esthétiques, jusqu'à l'écriture expérimentale. C'est là que John Brunner écrit Tous à Zanzibar, s'inspirant de la trilogie USA de John Dos Passos.
Alors à quoi reconnaître un roman de la new wave ? La date est déjà un très bon repère : les années 60-70. Ensuite, l'aspect profondément contestataire, qui n'hésite pas à dénoncer la violence sociale, la guerre et la destruction de l'environnement. La science fiction délaisse les étoiles pour se concentrer sur l'humain et la fourmilière dans laquelle il survit. Enfin, la new wave s'inspire de la littérature "blanche", et ose aborder les sujets tabous tels le sexe, l'économie ou la politique. Certains héros deviennent politiquement incorrects, souvent cyniques et désabusés. Ils tentent de retrouver, notamment par une sexualité libertine et par les drogues, une liberté que leur prends la société.
Les gens comme moi restent intolérablement subversifs dans un régime autoritaire parce que je n'ai aucune envie d'imposer par la force mes idées à d'autres gens (p176-177)
Bref la new wave, si on résume, c'est un peu "sexe drogue et rock 'n roll".
(A noter que côté sexualité Brunner reste très chaste et préfère l'ellipse à la description. Rien à voir avec la sexualité débridée de Silverberg qui reste un auteur fortement inspiré par la new wave -j'hésite même à le classer comme tel)
Un roman pré-cyberpunk ?
Le cyberpunk proprement dit naît au début des années 80, mais dans le fond, il est la suite logique de le new wave, passée par la case "punk" et par l'essor de l'informatique. Alors pas vraiment étonnant qu'il y ai des précurseurs, et que John Brunner en fasse partie, notamment avec L'onde de choc en 75, et encore avant... Tous à Zanzibar.
Apprenez à aimer vos instincts destructeurs et contactez nous pour les faire s'épanouir (p209)
Tout comme la new wave, les romans cyberpunk se passent dans un futur désenchanté, dominé par des multinationales qui se partagent le monde et un état amoral et policier, et bien entendu, ce sont des romans contestataires. Le cyberpunk va plus loin encore, se plaçant dans un contexte dystopique, pré-apocalyptique et noir. Je cite le wiki, je ne saurais dire ça mieux : la peur d'une apocalypse nucléaire est remplacée par celle des OGM, du clonage humain, du tout informatique, des rapprochements entre le réel et le virtuel et des déviances dans lesquelles le capitalisme fou entraîne les progrès de la science.
Tous à zanzibar, écrit pourtant en 1968, préfigure tout cela. La GT a la main mise sur le monde et se paye carrément un pays, l'eugénisme est la question clé du bouquin pour la résolution du problème de surpopulation, et une révolution scientifique annoncée va créer un vrai séisme social (alors même que personne n'est sûr de la réalisation possible de ce projet). La science est décriée aussi sur un deuxième point, avec une technique de lavage de cerveau qui ne dit pas son nom. Enfin la violence urbaine, avec les Amocheurs et les émeutes, montre le raz-le-bol d'une population bien trop nombreuse et mal dans sa peau.
Le mec qui fait du sabotage (...) frappe au hasard parce qu'il ne sait pas d'où viennent les coups qui le rendent dingue. les partisans, eux, au moins, ont une théorie sur ce qui ne va pas et un plan pour que ça aille mieux. (p176)
Le côté "cyber" dans tout ça n'est pas en reste. L'homme est déshumanisé : lorsque la police récupère des émeutiers ils utilisent des camions-balais qui rappellent Soleil Vert, et les policiers agissent ensuite comme si l'homme n'est plus que du bétail gênant. Et bien sûr, l'homme est rendu autre par les drogues et la mode. Tout n'est qu'apparence dans cette société. Les soirées de Guinevere, la reine de la Beautique, en sont le faste le plus éclatant, où un défaut de costume conduit à une humiliation publique.
Les femmes sont "métallisées" de la tête au pieds : "perfection irréprochable et artificielle" (p124),les cheveux sont teints en bronze et les veines "repassées au bleu, on appelait alors cela, en souriant, le 'circuit imprimé', et ses ongles, mamelons et lentilles pupillaires, étaient chromés" (p119).
De plus, l'image et l'information sont omniprésentes, elles saturent les esprits autant que le récit. Brunner n'imagine pas internet mais des Imaphones, des chaînes d'informations en continus, et des hologrammes. Enfin bien sûr, l'un des personnages du récit n'est autre qu'un méga-ordinateur, Shalmaneser, peut être le premier doté de conscience. C'est l'ordinateur de la GT et toute l'entreprise se base sur ses prédictions : c'est un dieu de l'informatique parmi les hommes qui sont, déjà, un peu ses esclaves.
dieu a pris ses affaires et a dis zut aux hommes (p164)
Un roman prospectif
Je lis parfois certains s'émerveiller de la capacité des auteurs de science-fiction à rester d'actualité. D'imaginer avec un réalisme troublant notre société moderne avant qu'elle ne prenne forme, comme s'ils possédaient en cachette une machine à voyager dans le temps... D'habitude je n'y suis pas particulièrement sensible. Déjà j'ai du mal à me rendre compte du temps qui passe (mais ça c'est aussi du à mon jeune âge XD). J'ai beau lire noir sur blanc que ce livre a été écrit il y a soixante ans, j'ai le sentiment qu'il est de mon époque ! Mais parfois, ça me trouble. Parfois je réalise les capacités visionnaires des auteurs, et j'en ai le vertige. Cela me fait cet effet avec certains livres d'anticipations et de dystopies. On n'est pas dans un futur fantasmé type space op, rayons laser et téléportations, qui là il faut dire, paraît très éloigné de notre réalité quotidienne. Non, là on est plongé dans un monde décadent, à l'agonie, miné par la surpopulation, l'épuisement des ressources, et le superflu de la technologie. Et y'a comme un air de déjà vu...
Que Brunner, comme d'autre, ai pu prévoir la société de surconsommation, les émeutes en banlieues, le marchandage du monde entre quelques grandes entreprises, la division nord/sud, l'importance de la publicité et de l'image, l'impact de la technologie sur nos vies, à la limite cela peut se comprendre -tout en restant un exploit à saluer ! Globalement, on se croirait dans une sorte de réalité alternative à la nôtre, pas si différente que cela. Mais là où il fait vraiment fort, c'est lorsqu'il arrive à analyser notre situation actuelle comme s'il y était. Ainsi j'ai trouvé le passage sur les "nouveaux pauvres" totalement saisissant (p397 à 402). Il y démontre comment les pauvres de cette société moderne (dans laquelle nous vivons) ne sont pas ceux qu'on croit. L'image, c'est celle du sans domicile fixe, ou de l'africain mort de faim. Sauf que la situation du "riche" du nord n'est pas si glorieuse que cela : explosion du coût des matières premières qui rendent la vie hors de prix (principalement l'eau, l'espace et la santé), l'impossibilité d'obtenir tout ce que la technologie pourrait donner (la technologie est comme un besoin secondaire rendu "vital", mais en même temps, reste un rêve inaccessible)
L'édition du Livre de Poche commence par une longue préface de Gerard Klein qui explique comment Tous à zanzibar a réussis une prédiction du futur époustouflante, arrivant à battre la littérature prospective sur son propre terrain. Je n'ai pas compris grand chose, donc je ne m'aventurerais pas plus sur ce terrain là lol Je rajouterai juste que Brunner a été tellement emballé par son projet qu'il a en fait écrit plusieurs livres sur cette description de l'avenir :Tous a Zanzibar en 1968, consacré avant tout à la surpopulation, L'orbite déchiquetée en 1969 sur la fracture sociale, le Troupeau aveugle en 1972 sur la destruction de l'environnement, Sur l'onde de Choc en 1975 sur les effets sociaux de l'informatique.
Une tentative de conclusion
Comme vous pouvez le constater par cette chronique, c'est un livre multiforme qui se place en connexion dans beaucoup de genres et courants littéraires. C'est un peu un livre-noeud, un livre-repère de ce qui se faisait dans les années 60.
J'ai adoré son côté déconstruit et sa recherche de formes, regrettant presque de ne pas pousser le trip plus loin. J'ai été très impressionnée par cette vision si actuelle de ce futur qui est déjà notre présent (oui c'est une phrase logique, relisez là lentement). Et j'ai apprécié les réflexions abordées, même si je les ai trouvés globalement pas assez développées. J'ai aimé aussi cet univers déjanté "sexe drogue et rock and roll", notamment dans le délire des tenues et des coiffures qui m'a rappelés les séries SF des années 70.
En "moins", je n'ai pas tout compris des discours de chad Mulligan, même si les thèmes étaient intéressants, ce qui m'a parfois laissé un sentiment de frustration. Je suis resté très sceptique sur sa position par rapport au racisme et au handicap. Certes, comme on en discutait avec Cachou, ce sociologue est avant tout une grande gueule qui essaye de faire bouger les choses en donnant des coups de poings verbaux, mais qui reste malgré tout prisonnier des codes de son époque. Reste qu'il m'a parfois choqué, notamment vis à vis des enfants handicapées (et là j'ai pensé à toi Isa, ne lis pas ça : ) il les décrits comme "un animal vorace, exigeant et stupide" (p 534).
Je crois que ça se passe de commentaire ? Si juste un : j'aurai aimé qu'il parle du fait qu'un handicapé c'est avant tout quelqu'un comme les autres (j'en suis un figurez vous XD), un être humain, sensible et capable d'amour. Et qui peut parfois apporter bien plus qu'un être bien portant, par ce que c'est dans les difficultés que ressortent souvent la richesse intérieure. Bref je m'écarte du sujet...
Pour en revenir à Tous à Zanzibar, il est dommage que le récit principal s'enlise dans un thriller de gare, notamment sur la fin. Et si j'ai aimé la partie concernant l'Afrique, la fin en est quand même capillotractée, du genre à avoir été écrite tandis que Brunner fumait en lisant un article scientifique.
Enfin, même si parfois certains aspects m'ont parus trop survolés, c'est tout de même un pavé de 700 pages qu'il faut s'avaler, et pas du genre digeste.
Bref et re-bref, Tous à Zanzibar est une oeuvre majeure des années 60 et de la SF en général, et je le conseille chaudement. Ce livre demande un effort au lecteur, mais il en vaut la peine. 4/5
Lu en LC avec Julien "Naufragés", Maëlig, Vance et Cachou
ps : pour le fun, sachez que l'ile de Zanzibar existe vraiment !
* ma source : la science fiction aux frontières de l'Homme, stephane Manfredo